Livre d'artiste
Psychogramme, le samedi-07-05-2023-21h03-Aragon
Adam et Ève chassées du paradis
Livre d'artiste
Livre d'artiste tiré en 15 exemplaires gravures noir et blanc

Avant le paradis
La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
La genèse 01-02
L’incréé
C’était une saison noire, sans espoir ni angoisse, la fin et le début d’un néant absolu.
L’éternité se dévidait inexorablement. Une impénétrable nuit occupait tous les points de l’espace. Pourtant, ici et là, surgissaient les signes d’un réveil.
Dans l’empyrée éteint se glissait un long et large fleuve incessant et profond. Il coulait depuis l’abysse et revenait en bordées inlassables jusqu’aux frontières accores de prodigieuses cataractes. Il serpentait de montagnes en collines, puis disparaissait au fond d’une vallée, noyant son courant silencieux sous des roches usées. Ses chemins mouvants s’insinuaient partout. Il retombait en jets qui dissolvaient le roc, le quartz, qu’il transformait en argile liquide, en sable, en verre translucide. Alors ce paysage à nouveau décomposé, ramolli et dissous, se changeait en une mer instable dont les rouleaux infernaux remplissaient l’espace d’un tempo régulier. De cet être primal montait un chant perpétuel, un râle retentissant et sourd, qui répétait sans fin un mot dont le sens même se perdait dans l’éther. On devinait le rythme d’un cœur bouillonnant qui tantôt disparaissait dans le vortex liquide, puis renaissait au centre d’un peuple de nuages enroulés en tornade. Alors, à nouveau, il tombait des averses de charbon gelées ; instantanément, elles venaient s’unir à la surface massive du violent mascaret. De ce paysage d’ébène ne jaillissait aucune lueur. Dans ce noir tyrannique, l’œil écoutait et dessinait d’imaginaires perspectives.
Tout à coup se soulevait du vide des bordées d’arbres immenses ondoyants sous le souffle soutenu de glaciales bourrasques. Dans le fond se lovaient d’indéchiffrables nuages, des cumulus pommelés qui montaient dans l’azur où de gris stratus s’évaporaient en un clin d’œil.
En quelques secondes, il se passait un siècle. Aucune origine, aucune fin ; pas une éternité non plus, un temps d’avant le temps.
Dans le silence abrupt, un cœur à tout moment, était prêt à jaillir. C’était à l’unisson un stérile désert sombre et éternel duquel pouvait surgir l’indicible promesse d’un monde en devenir.
Pourtant du chaos, du néant, rien ne semblait naître, aucune apparition n’aurait pu confirmer une nouvelle ère. Une odyssée moderne ordonnée au cardus et au decumanus, à l’orthogonale simple d’une volonté céleste, qui de nos jours encore commande l’ordre de ce monde.
Rien qu’un chaos primaire, même pas un enfer. Aucun mal, aucun bien n’abondaient sur cette terre stérile.
Alors, Dieu, innascible et impassible, ordonna l’univers tel qu’il est aujourd’hui, fort et fécond. Du vide inintelligible, de ces effroyables ténèbres, il fit naître la lumière.
Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut.
Lumière !
Un souffle projeta un éclair de lumière qui dissout la pénombre.
En un instant, une étincelle blanche s’élargit en un immense rayon dont les proportions grandirent jusqu’à l’infini.
Progressivement, un gigantesque anneau flottait sur l’abîme.
À mesure qu’il avançait, il annihilait le chaos de sorte que bientôt une matière immaculée avait saturé l’univers. À l’unisson, une lumière blanche et crue scintillait dans l’espace. Les mots jusqu’alors insensibles se nouèrent en un vibrant fredon.
Un chant séraphique qui recouvrait les anciens gouffres impurs, les vallées sombres et profondes. Une angélique rengaine dont la brume cuivrée pénétrait du zénith au nadir.
Une harmonie violente dont le souffle éloquent et tranquille asséchait les larmes d’une éternité défunte. Alors, comme brûle la flamme d’un brasier insatiable, des lueurs éclatantes illuminaient l’azur. Puis, graduellement alanguies, prises de consomption, elles faiblirent et s’éteignirent ; faisant naître, dans l’air saturé d’outremer, une peur, une crainte intangible.
La nuit, succéda au jour, ce fut une longue et vierge ténèbres, sans espoir de réveil. Des ombres opaques remonta un chant désuni et sauvage dont l’écho terrifiant résonnait sur l’abysse. Des vagissements aigus venant du nord sifflaient vers le sud en rafales horribles. Dans une nuit entière, elles parcouraient sans cesse cette géographie d’exorde.
Lentement, elle se tourna vers l’est, où se levait majestueusement l’espoir d’un renouveau. Des anges messagers armés de trompettes dorées sonnèrent à la gloire de Dieu,
Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin.
À l’exacte orthogonale de l’empyrée, sous l’œil exigeant et sévère de son créateur, se forma une ligne fine et lointaine qui marqua pour longtemps la dissociation du ciel et de la terre. En un instant fut créé l’horizon par la séparation des eaux ; en un instant encore naquit la terre. Au-dessus de la ligne qui marquait la frontière entre les éléments s’élevait un honnête panache. Dans le ciel, maintenant ainsi désigné, se lovait un gyrus aux circonvolutions embobinées en de multiples lacis, comme une montagne blanche dont le sommet de coton jouxtait l’azur céleste. Soudainement, le vent s’était levé et dans le bleu du ciel la nuit était tombée. Une funeste angoisse portée par le zéphyr recouvrit le désordre d’un monde en devenir. Il y eut un soir, il y eut un matin. L’aurore naissante était accompagnée de chérubins aux ailes ocellées. Sous le dôme bleuté s’étirait notre terre toujours en formation. La Pangée désormais allait du sud au nord, du Gondwana jusqu’à la Laurasie. Toute l’eau contenue entre ces deux pays avait été, par ce même moment d’intense création, rassemblée en un seul lieu. C’était une plate étendue, un désert où roulaient à l’infini d’amères vagues salées.
Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu vit que cela était bon.
Sur la terre, chantait une plainte, un cri de désespoir porté par la respiration maudite d’un souffle sec et strident. Un vent qui se glissait et s’insinuait depuis les profondes vallées vers les hautes montagnes sculptées de bas-reliefs grotesques.
Aucune vie n’habitait cet horizon funèbre et dans ce désert lugubre peuplé d’abstraites effigies minérales rien ne voulait venir. Alors sur cette terre aride, inféconde et stérile, Dieu fit naître la vie d’une solennelle et péremptoire sentence. Il commanda à la terre de produire l’herbe et les plantes qui portent leurs semences. Une terre végétale et humide remplit alors l’espace ; courant jusqu’aux abords des collines, verdissant les vallées, tapissant les montagnes, puis se couchant épuisée le long des fleuves profonds et translucides qui coulent vers la mer agitée.
Dans les cieux s’élevaient de grands arbres feuillus. Exaltés par une brise aimable et odorante, leur immense stature montait vers les nuages poudrés. Sous le vent dans l’azur céruléen, les feuilles scintillaient dans toutes les gammes des verts, du jaune jusqu’à l’argent.
Une pluie fine et régulière vint glorifier la création. Il plut encore longtemps dans la soirée. Dans la pénombre du crépuscule sous la voûte que formaient les fûts majestueux des grands arbres montait une vapeur aux exhalaisons entremêlées de roses sucrées, de pivoines et de lys épicés, de fougères ambrées, de lavandes aromatiques, de jacinthes musquées et de cyprès flamboyants. Le troisième jour s’éteignit dans la nuit parfumée.
Le lendemain, une pluie d’étoiles remplit le ciel et deux astres célestes, vinrent jouxter la terre apportant pour le plus grand la lumière du jour et pour le plus petit la veille de la nuit. Le temps fut alors découpé en cycles réguliers, ordonnant les siècles, les années et les jours. Commandant à la terre la fréquence des saisons, découpant en deux parties égales l’ombre et la lumière, le jour et la nuit.
Au crépuscule du quatrième jour se leva une belle nuit scintillante d’étoiles par milliers. Elles étincelaient sous la voûte ultramarine et répandaient leur lumière impavide à la surface de la Terre bleutée.
À l’aube du quatrième jour, les étoiles des cieux vinrent peupler la Terre et bientôt du firmament voûté descendirent en grappes mouvantes et fragiles des nuées d’oiseaux de multiples espèces. Dans cette turbulente avant-garde, d’abord arrivèrent une troupe hétéroclite d’oiselets hystériques.
Il y avait là le chardonneret élégant, dont la tête rouge et blanche, comme des fruits délectables venait aussitôt abonder les branches des arbres feuillus, suivaient, l’étourneau sansonnet à la cape violette, la grive musicienne dont le chant flûté recouvrait la forêt de son écho lointain, puis les grues cendrées haut perchées sur leurs pattes inspectant alentour le jour qui s’éveillait, le merle noir pointant son bec orange, la mésange charbonnière, le moineau domestique et tant d’autres encore ; qu’il paraît impossible d’en décrire toute la variété !
Glissant sur ses colossales ailes, plus haut vers les cimes, planait un grand aigle impérial, soldat de faction, vigile infatigable, tournoyant à l’affût de nouvelles victimes.
Un milan royal, un faucon pèlerin et d’autres rapaces inquiets rodaient et épiaient, en escadrilles attentives, de nouveaux holocaustes. Ils recouvraient de leurs ailes immenses des morceaux de ciel bleu, assombrissant l’azur. Sur l’océan volaient les cormorans opportunistes, ces corbeaux marins à la recherche de leur pitance camouflée sous la houle.
À mesure, toute la mer fut peuplée d’animaux sauvages. Enfouis dans les ourlets des vagues, miroitaient d’étincelants poissons cousant dans les ondes profondes d’oniriques coutures.
Dans l’écume blanche jusqu’aux abysses insondables se multiplièrent tant de multicolores faunes et de monstres marins que l’immensité liquide en fut en une seule fois habitée.
Dieu les bénit par ces paroles : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez les mers, que les oiseaux se multiplient sur la terre. »
À l’aube du cinquième jour, c’est une nouvelle infanterie qui vint coloniser la terre, une armée de bestiaux, de bêtes et de bestioles arriva des quatre points cardinaux. Ils vinrent chacun selon leurs espèces, constituer : terrier, tanière, trou, abri, repaire et halot pour s’établir en famille et lignée. Chacun selon son groupe prospéra et se multiplia s’ajustant au plus près du temps et des géographies. Ce fut une invasion soudaine qui se propagea des montagnes escarpées aux déserts arides, des hauts plateaux, jusqu’aux plaines verdoyantes. Aucun abîme ne fut oublié. La vie pénétra jusqu’aux plus profondes forêts, jusqu’aux confins du monde créé.
Le soir venant montait de la cime des arbres, le chant inquiétant des bêtes hurlantes.
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. »
De la création abandonnée s’éleva une angoisse, et dans la nuit de velours profonde et silencieuse pénétra le chaos. De leurs gueules hurlantes, les bêtes sauvages lançaient au ciel des cris indomptables. De longs aboiements stridents et répétés se perdaient dans l’obscurité tenace. Toute l’immense création, prise d’un feu inextinguible, semblait précipitée dans le désordre. Aucun temps de repos ne vint calmer la peur et la douleur bestiale.
Alors, de cette terre sombre et fragile, Dieu créa l’homme à son image.
« Pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort, pour conduire nos pas au chemin de la paix. » Ainsi il acheva sa création.
Au sortir du tunnel de la nuit quand nous visite l’astre d’en haut ; le clapotis de l’eau avait effacé les cris des animaux sauvages, le chant des oiseaux à nouveau glorifiait la création. Dans le souffle de l’aurore, les grappes framboise d’un lilas chassaient des nuées d’abeilles affairées. Dans la brise parfumée par les fleurs des orangers, et les jasmins écrasés, au bord du ruisseau, pris dans un profond sommeil rempli de songes merveilleux, dormaient Adam et Ève.
ALAIN FABREAL
Le 27 mai 2023 à Aragon