L'ATELIER DU PEINTRE

Radio RCF / Aude

Chroniques hebdomadaires sur la pratique de la peinture et l'histoire de l'art.

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Auteur: Giorgio de Chirico
Type: 
Peinture
An: 
Signée et datée de 1948 mais réalisée dans les années 60
Matière et technique: 
olio su tela
Taille: 
74,9 x 59,1 cm

Emission

La peinture, ça ne m’intéresse pas, ça m’ennuie et en plus je n’y comprends rien, je n’y vois rien !

Si je regarde un tableau, ça ne me parle pas forcément ou dans certaines conditions.
Par exemple, j’aime bien les impressionnistes, Van Gogh ou Monet.
Mais, le reste, ça ne me parle pas du tout. En plus, il y a une multitude de mouvements qu’il faudrait connaître pour bien comprendre. Il y a l’histoire de l’art, les modernes, les abstraits... Bon enfin, j’arrête là, car tout cela est vraiment trop compliqué et ce n’est pas pour moi. Et bien, voilà ce que l’on peut entendre quand on parle de peinture, c’est un raisonnement qui est finalement partagé du plus grand nombre.

Le rêve d'Innocent III, voyant en songe François
qui soutient l'église du Latran sur le point de s'écrouler
Giotto di Bondone dans la dernière décennie du XIIIe siècle

Emission 1

Le peintre est celui qui porte la voix de la peinture, c’est celui qui incarne cette parole. Si le peintre se tait, croyant en cela laisser parler la peinture, d’autres personnes parlent à sa place. 
Mais peu à peu en perdant la voie, on perd le pouvoir de qualifier son œuvre. 
La voix de la peinture doit rester au peintre, car comme la parole est indissociable du corps des hommes, celle de la peinture est attachée au corps des peintres 

Piet Mondrian, 353 East 56Th Street,
New York, NY, 17 January 1942

Photo Arnold Newman

Emission 2

Dans quel lieu entendons-nous parler la peinture ? Quel est l'endroit le plus propice pour entendre sa voix ? Est-ce dans l’espace sacré du musée, de l’église ?  Est-ce dans l’espace public ou dans le cercle privé ? Le meilleur endroit n’est-t-il pas celui de l’atelier.

Artiste : Gustave Courbet
Date 1855
Technique Huile sur toile
Dimensions (H × L) 361 × 598 cm
Collection Musée d'Orsay
N° d’inventaire RF 2257, RF 1977 326

Emission 3

"C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi".
La ballade n’est pas terminée, remontons le cours du temps et reprenons notre visite. 
En cette journée du 15 mai 1855, il fait un froid de canard. Je quitte l’immense halle de l’exposition universelle et me dirige tout emmitouflé vers le 32 rue Hautefeuille. Là, après la porte cochère, puis un escalier de marbre, j’arrive sur le seuil d’une grande porte de bois sculpté.

Alberto Magnelli
Sans titre VI 1962
Gravure originale, eau-forte et aquatinte,
signée au crayon par l'artiste,
extraite de la suite de l'ouvrage "Paroles Peintes I". Ed. Lazar-Vernet, Paris.

Emission 4

L’atelier de dessin 
Refermons la porte du célèbre atelier de Gustave Courbet et laissons derrière nous les mystères et les énigmes de ce fameux tableau.
Lors de notre première chronique sur l’atelier, nous avons parlé des différents espaces qui le constituent. Nous nous sommes arrêtés dans le lieu de la mise en œuvre, qui est de loin le plus grand. Puis les remises et l’ensemble des volumes de stockage. Continuons donc à ouvrir les portes qui jouxtent ces espaces; observons les architectures qui les caractérisent. Au travers de la visite, poursuivons le cours du temps à la rencontre des peintres de toutes les époques.

Robert Campin
Le Mauvais larron
v. 1430
Huile sur panneau
134,2 × 92,5 cm
Städel, Francfort-sur-le-Main

Emission 5

L'atelier et le studio 
J’ai abordé ce sujet sur cet espace particulier consacré au projet, au dessein avec (EIN) pour introduire un autre concept qui est la relation à l’auctorialité. Terme qui désigne le peintre comme étant l’auteur du travail qu’il produit dans son atelier.
Pourquoi poser cette question et soulever ce sujet ? Eh bien, pour mettre en lumière une autre notion liée à l’atelier et à sa configuration, pour évoquer un autre problème plus large et que l’on retrouve tout au long de l’histoire de l’art et qui transforme l’atelier en studio.

Mario Schifano
Bicicletta, 1985
Acrilico, 70x100 cm

Emission 6

L'atelier, le laboratoire
Refermons maintenant cette pièce consacrée aux projets, et aux desseins de l’artiste. Vous l’aurez compris, cette chambre est à géométrie variable et prends des aspects très différents en fonctions des artistes : soit elle jouxte l’atelier de manière construite, matérielle et réelle, comme une salle supplémentaire, soit, elle est délocalisée ailleurs dans un autre bâtiment, soit encore, elle est carrément absente de manière physique, seulement présente a l’esprit et au cœur de l’artiste.
Plus tard, je consacrerai un chapitre à cette idée que j’appelle le territoire du peintre.
Je referme donc la porte de la bibliothèque fantastique, comme l’appelait Michel Foucault et me dirige vers ce que j’appellerai le laboratoire.

Grotte ornée du pont d’arc dite grotte Chauvet
Découverte en 1994
Scène des chevaux

Emission 7

L'atelier, des origines
Le laboratoire tel que nous l’avons vu s’est constitué à partir d’innovations techniques. Elles devaient petit à petit faciliter le travail de l’artiste. Mais elles servaient uniquement l’objectif précis de réaliser des images. Avec, au cœur, l’idée de les rendre toujours plus pertinentes et même esthétiquement plus convaincantes. Si l’on fait référence à une certaine objectivité de la photographie. Est-ce que l’objectif de la peinture et de la représentation en particulier est de rendre les portraits ou les nus plus réels qu’ils ne sont ? Non, car il s’agit toujours de leur donner plus de réalité esthétique. On pourrait dire : ils ne sont pas plus vrais, mais ils sont plus esthétiquement juste dans le contexte particulier de la peinture. Bon, je peux concevoir que ce que je suis en train d’expliquer est un peu complexe, mais, je vous promets, j’y reviendrai en essayant de faire preuve de pédagogie.

Hommage à Adam du Petit Pont, 1954
Signée et datée en bas à droite « Mathieu 54 »
Huile sur toile
97 x 195 cm

Emission 8

L'atelier, le sanctuaire
Essayons aujourd'hui d'aller un peu plus loin dans la définition du laboratoire. Il est le pendant de l’espace de mise en œuvre, ce que l'on appelle couramment l'atelier. Ces deux éléments s’articulent et se conjuguent dans la création de l'oeuvre. La palette ce morceau de bois dont la forme varie selon les artistes fait le lien entre ces deux espaces. Mais je reviendrais sur cet instrument quand j’évoquerais les éléments mobiliers et les outils du peintre.

L'atelier de Robert Campin / Saison 1

Robert Campin
Triptyque de l’Annonciation de Merode 
en 1425
64x63cm, New York
Huile sur bois

Saison 1 / Emission 9

L'atelier de Robert Campin, l'appresure.

Le peintre doit maîtriser dans son métier les connaissances techniques du dessin et de la peinture. Ce sont les éléments de bases de son apprentissage. Nous avons esquissé précédemment, si je puis dire, les notions liées aux dessins. Tant comme outil d’investigation du visible, que comme outil de projet.

La peinture, au sens du matériau, regroupe plus de composantes. L’artiste, en fonction des orientations de son œuvre, doit impérativement maîtriser ces constituants picturaux pour mener à bien son métier de peintre.

Dans ce cadre, quatre parties me paraissent indispensables et incontournables. D’abord, il s’agit du support : la toile ou le panneau de bois, puis les pigments broyés, poudres de couleurs, puis les liants ou agglutinants qui servent à lier les pigments entre eux, enfin les diluants ou solvants qui au contraire permettent la dissolution de ces derniers.

Picardie ou Bourgogne, seconde partie du XVe siècle
La Résurrection de Lazare, avec un donateur
Huile sur panneau de chêne, trois planches, parqueté 
Hauteur : 60,50 Largeur : 80 cm 

Saison 1 / Emission 10

L'atelier de Robert Campin, le support

Cet atelier du quartier de la Lormerie à Tournai était le mien. Je suis Robert Campin. Je suis né à Valencienne aux environs de 1378. Je dois avouer que de cette période je ne me rappelle plus grand-chose. Pourtant, à l’heure du bilan d’une vie, on dit souvent que les souvenirs les plus lointains nous reviennent à l’esprit. Il est toujours difficile de se remémorer ces temps de souffrance. Cependant, mes plus âpres souvenirs sont toujours là. Mais à l’heure où je vous parle, il n’est plus question de lamentations.  

Jugement dernier
Giotto, 1306
Fresque, 1000 x 840 cm
Fresque de la chapelle Scrovegni
Padoue, Eglise de l'Arena

Saison 1 / Emission 11

L'atelier de Robert Campin, Jugement dernier

Le soir tombait sur Tournai. Par la baie entrouverte remontait le martèlement lointain des charrons, dont l’écho se propageait sur l’Escaut. De proche en proche se glissaient les paroles des ouvriers et apprentis qui débauchaient. Leurs pas claquaient sur les pavés. Leurs mots mêlés remontaient jusqu’à nous pour disparaître dans l’azur.

De la fenêtre rougie par le soleil j’assistais au spectacle naturel de l’avancée de la nuit. Je passais la tête dans l’embrasure, l’horizon s’étendait d’ouest en est vers l’infini. Tout au fond de ce panorama on apercevait les silhouettes hautaines des beffrois flamands. Le son d’une cloche carillonnant complies, vibrer dans la brise qui venait avec le soir.

Triptyque de l'Annonciation (autel de Mérode)
Panneau de droite
Atelier de Robert Campin, Tournai (actuelle Belgique), v. 1375–1444
Date: v. 1427–1432
Technique: Huile sur panneau de chêne
Dimensions: panneau central : 64,1 x 63,2 cm ; chaque panneau latéral : 64,5 x 27,3 cm

Saison 1 / Emission 12

L'atelier de Robert Campin, le gesso

La première couche est la plus importante. Tout le processus de peinture sera déterminé par l’application de cette première impression. Il faut comprendre le rôle du mécanisme d’addition et de superposition. Cette simple opération conditionne la réussite et le résultat final. Au XVe siècle, la qualité de la peinture dépend de l’addition des couches de matière picturale. Celles-ci se superposent emprisonnant des strates colorées qui donnent toute la profondeur et la richesse de ces tableaux. Le corollaire de cette pratique est le contact avec les œuvres.

Même si ces peintures ne souffrent pas de la reproduction photographique, il est bien entendu que leur première destination est l’interaction avec le corps, avec l’œil. C’est une dimension presque naturelle, si je puis dire, car elles ont été faites dans cet objectif. 

 il représente probablement la partie du retable situé à gauche de Marie-Madeleine. Le personnage agenouillé à l'extrême droite est probablement saint Jean l'Évangéliste, dont une partie de l'habit rouge apparaît sur la gauche du fragment de Londres La position de Marie-Madeleine dans le coin inférieur droit (hors de la vue) est devinée par Ward en comparant le positionnement des personnages dans d'autres œuvres de Van der Weyden.

Saison 1 / Emission 13

L'atelier de Robert Campin, Le poncif.

Au bord du fourneau fumaient les restes de ma préparation. Le feu s’était étouffé et dans l’âtre mourraient des braises rougeoyantes. Le soir tombait sur Tournai. Un trait de soleil pâle traversait les nuages gris. Je me tenais là, sous l’imposte de la grande baie. Une lumière horizontale pénétrait dans l'atelier et allongeait mon ombre jusqu’au fond de la pièce. Sur ma carrure monstrueuse se tenait mon maître inspectant sans mot dire le travail accompli. Un examen rapide, deux ou trois tours et ce fut fait. Comme approbation, je reçus un silence. Dans les dernières lueurs du jour, ma silhouette devenue gigantesque remplissait l’atelier. C’était formidable ! je me réjouissais de la sentence qui venait conclure mon ouvrage. 

Référence catalogue : MS. Auct. D. inf. 2. 13
Objet : manuscrit en parchemin [Angleterre et Hollande]
Titre : Livre d’heures. Utilisation de Sarum, (connu sous le nom de « psautier de la reine Marie »)
Date : fin du 15ème siècle

Saison 1 / Emission 14

L’atelier de Robert Campin, L’odeur de la mort.

Les dessins étaient enfin disposés sur le panneau. La plupart des personnages avaient été imaginés par les apprentis de l’atelier. Pourtant, souvent nous avions recours à des modèles. Des livres de dessin à partir desquels nous puisions inspiration et diversités graphiques. Ces carnets d’esquisses étaient enfermés à double tour. Ils se trouvaient tous sans exception rangés dans une grande armoire de bois blond. C’était un meuble imposant, presque aussi haut que large. Son embase reposait sur six pieds, chacun de l’épaisseur d’une lambourde. Il y en avait quatre à chaque angle et deux aux centres. Ces pièces de bois verticales formaient le dormant de l’armoire. 

Artiste : Albrecht Dürer
Date
 : 1503
Type
 : Nature morte
Matériau
 : Aquarelle sur papier
Dimensions
(H × L) : 41 × 31,5 cm
Mouvement
 : Renaissance allemande
Collection
 : Albertina

Saison 1 / Emission 15

L’atelier de Robert Campin, La carta lucida.

Tandis que nous écoutions le maître terminer son récit, la journée de travail touchait à sa fin. Maintenant, l’atelier était dans la pénombre. Tous les outils du quotidien, chevalets, toiles et pinceaux, erraient, immobiles et solitaires. Seules, leurs ombres noires se découpaient dans le soir. Les rumeurs industrielles de la journée avaient laissé place à la fraternité d’une pause. Du silence, monter la voix sèche de mon maître. Elle se propageait dans tous les étages de la bâtisse, comme pour sonner la fin du labeur.

Pour des raisons pratiques, nous suivions scrupuleusement l’alternance du jour et de la nuit. De l’orient à l’occident, notre journée de travail s’alignait parfaitement sur la courbe du soleil. Pas question de commencer avant l’aube ou de finir après le crépuscule. 

Artiste : Maître flamand
Année
: vers 1470,
Titre
: Sainte Elisabeth de Hongrie,
Type
: dessin per­foré.
Musée
: Vienne, Graphische Sammlung Albertina.

Saison 1 / Emission 16

L’atelier de Robert Campin, Le charbon de saule.

En cette matinée du lundi 23 avril 1425, que se passait-il dans l’atelier de Robert Campin ? Un peu avant sexte, alors que le soleil poursuivait son ascension dans le ciel, brusquement et sans raison apparente chacun cessa son travail. Une interrogation se lisait sur les visages, comme le soupçon ou le doute d’une supplique muette. Dans l’espace de la pièce, une inaudible voix avait sonné le rappel. Pourquoi cette soudaine attention ? J’avais reculé de trois pas en direction des fenêtres. Une douce lumière inondée la scène au centre de l’atelier. Je regardais l’ouvrage, satisfait du travail accompli.

La totalité du dessin avait été reportée sur le panneau de bois.

Mais, pour mieux comprendre ce moment de sidération collective, il faut remonter quelque temps en arrière. Impérieuse nécessité pour se remémorer et résumer les différents épisodes de fabrication du panneau.

Icône de Saint LUC peignant la Vierge

Saison 1 / Emission 17

L'atelier de Robert Campin, La guilde de Saint Luc

De nouveau à la molette, je brassais, et malaxais le pigment durant des heures. Tout mon corps jusqu’au bout de mes bras décrivait un geste circulaire à l’infini. J’étais animé d’une sorte de transe, lente et confortable. Progressivement, mon esprit se détachait de mon corps. Mes yeux plongeaient dans cette onde noire, liquide, de laquelle remontaient par vague des souvenirs obscurs. Dans le lointain, le tintamarre de l’atelier, des paroles incompréhensibles, les pétarades du feu, des sons hétéroclites. Perdu dans mes songes, je remontais le cours du temps.

Le règlement était strict. On ne pouvait pas s’éloigner des procédures techniques qui avaient été édictées par la corporation des peintres. Chaque apprenti qui entrait dans l’atelier devait s’y conformer absolument. Tout au long de son éducation, le jeune artiste suivait un parcours réglé. Qu’il s’agisse de ses compétences ou bien de son âge.

Artiste : Jan van der Straet,
estampe 14 tirée de Nova Reperta, [ca. 1600],
gravure au burin par Théodore Galle,
Folger Shakespeare Library, Washington.

Saison 1 / Emission 18

L'atelier de Robert Campin, Le marbre de porphyre

Aux sollicitations du valet, je ne répondais pas. Le compagnon, titre que l'on donnait à l'adjoint le plus proche du maitre, lui rétorqua vertement : « As-tu déjà fini ton travail ? ». Cette sentence claquait comme une fin de non-recevoir. Il fallait en effet reprendre au pinceau chaque trait dessiné au charbon de saule. Après cette ultime étape, nous pouvions commencer la peinture sans craindre que le dessin ne s’efface. Il utilisait une sorte de gouache faite de noir de lampe et de gomme arabique qu’il passait avec un petit pinceau d’écureuil pointu. Pour les parties droites ou circulaires, il se servait de règle ou de compas dont les traits étaient tracés à la pointe d’argent. Le valet était prompt aux récriminations et s’arrogeait volontiers une autorité abusive. Cela nécessitait qu’on lui envoyât de temps en temps quelques coups de pied aux fesses. Mais seul, le compagnon, seconde autorité après le maître, pouvait agir en conséquence. 

La Nativité, (1420),
huile sur bois, 87 × 70 cm, 
musée des beaux-arts de Dijon, 
Dijon.

Saison 1 / Emission 19

L'atelier de Robert Campin, La détrempe

Nous n’avions aucune idée de la dangerosité des produits. Seuls, le prix des pigments et leurs disparités chimiques faisaient loi. Au soir venu, après une journée de labeur il était de coutume de faire une toilette rapide. Peu importe les saisons, qu’il gèle à pierre fendre ou dans l’étouffante chaleur de l’été, invariablement, nous nous retrouvions dehors équipés d’un saut d’eau claire. Là, abrités sous l’encorbellement, nous prenions la pose. D’abord écarter les pieds pour éviter de se mouiller, puis courber le dos. Il fallait être prompt et efficace. À chacun son tour, joindre les mains en creux et d’un geste simple et preste se jeter une gerbe d’eau au visage tout en frottant pour enlever la poudre de couleur. Une fois, deux fois, trois fois jusqu’à ce que tout disparaisse.

Les jours de cinabre ou de vermillon, il coulait entre nos jambes des flots écarlate et orange. La rue prenait alors les couleurs du billot. Le soir, la nuit et les lendemains suivants, j’expectorais pendant longtemps le pigment cramoisi. Dans les périodes de vert de gris, c’était un vertige permanent accompagné de nausées. Suivaient des journées de jeûne et de révulsion.

Robert Campin,
Sainte Véronique et la Vierge à l'Enfant,
volets gauche et droit du Triptyque dit de Flémalle,
huile et tempera sur bois, vers 1430,
Francfort, Städelkunstinstitut. 

Saison 1 / Emission 20

L'atelier de Robert Campin, Surface profonde

Le peintre devait travailler à la couche picturale, à l’épiderme de l'œuvre. Ici, il s’agissait de donner une chair au tableau. Il fallait concevoir une enveloppe légère et délicate, une mince peau faite de couches superposées. Cette surface transparente et fragile à travers laquelle l’œil et la lumière s’infiltraient. La technique consistait à déposer sur la table de fines quantités de pigments allongés d’huile et d’essence. Plus on avançait vers ce qui allait constituer la surface, le derme de la peinture et plus on ajoutait d'agglutinant et moins il y avait de pigment. À la fin, il ne restait que le vernis. Cette antépénultième couche qui devait révéler, après séchage, l’amoncellement des glacis et des stratifications. Avec cette dernière peau, on atteignait une sorte de paradoxe. Le vernis était le film de protection de la peinture. Il prévenait des chocs et des dommages mécaniques. Il assurait un obstacle aux affres du temps. C’était une barricade invisible, infranchissable qui tenait la table dans son intégrité. Mais, simultanément, il révélait son cœur stratifié. Ce cœur, fait de la multiplication ordonnée et systématique des couches colorées. Le vernis était l’interface ouverte sur l’archéologie du tableau, sur cette histoire exposée au regard de tous et qui se présentait à chacun sans artifice, dans sa simple nudité. C’est là que se tenait cette invraisemblable contradiction et tout le génie technique de nos maîtres.

Anges musiciens
Hans Memling, Musée royal des beaux-arts d'Anvers Peinture Vers ~1480-1490

Matériau
 : peinture à l'huile - panneau de bois
hauteur
 : 164 centimètre – largeur : 212 centimètre
Collection
 : musée royal des beaux-arts d'Anvers
Partie de
 : Retable de Santa María la Real de Nájera

Saison 1 / Emission 21

INDISPONIBLE A L'ECOUTE

L'atelier de Robert Campin, Le syndrome de Florence

Nous étions les maîtres du temps. Rien ni personne ne pouvait faire infléchir ce pouvoir que nous nous étions accordé. La peinture, cet art de l’effet, de la reproduction et de l’illusion se construisait paradoxalement avec le temps. Il était l’invisible et l’indispensable variable qui constituait notre œuvre. La lenteur des procédés de réalisation conduisait notre pratique. Chaque jour un peu plus, l’infaillible mathématique des heures pénétrait le cœur du tableau. Ainsi la peinture contient le temps et le tableau est la trace de son épanchement. Couche après couche le peintre, emprisonne les jours et les mois. C’est une inexorable mécanique de transformation et de transmutation. Voilà la véritable pierre philosophale, celle d’une alchimie aux composés complexes. Voilà devant mes yeux un mystère toujours renouvelé.

Dans la lumière de l’hiver, la lueur blanche de la neige traversait l’atelier. C’était un éclairage de comédie. De manière inhabituelle, des reflets glacés se projetaient au plafond et conféraient à nos visages une exagération artificielle. De la terre s’ouvrait un enfer rempli d’éclats qui portaient sur nos figures une expression d’horreur.

Je regardais alentour, çà et là des étagères où séchaient des peintures. Mes yeux se posaient sur les tableaux. Certains étaient terminés, d’autres étaient en attente de mains 

L'atelier de Robert Campin / Saison 2

Portrait d'une femme
v. 1430
Huile sur panneau 
56,5 × 19,5 cm
National Gallery de Londres

Saison 2 / Emission 22

INDISPONIBLE A L'ECOUTE

L'atelier de Robert Campin, Vertige

Le travail de mise en couleur commençait par le fond. D’abord le ciel, puis le paysage, la végétation et l’architecture. Nous procédions par plages de teintes pures. J’avais mélangé un œuf au pigment broyé. La pâte ainsi obtenue était liquide. Difficile à poser et sans aucune possibilité de retouche. Elle séchait très vite, presque instantanément. Il fallait beaucoup de dextérité pour réaliser un aplat parfait, sans aucune trace. À l’instant, j’observais peindre le valet. Il posait chaque couleur à sa juste place, détourant d’ocre et de vert les personnages de la scène. Au bout du pinceau, la matière de la peinture était extrêmement fluide. Elle manquait pourtant d’intensité et chaque trace apposée laissait entrevoir le support. Pour remédier à cette imperfection, pour obtenir la saturation maximale, plusieurs couches étaient donc indispensables. Le blanc crayeux remontait systématiquement à travers chaque teinte. C’était un inconvénient majeur. Toutefois de ces deux insuffisances nous avions tiré le meilleur bénéfice. Le fond immaculé nous garantissait la transparence et le système des superpositions rendait à la fois l’intensité lumineuse et amplifiait l’effet de profondeur.