Interview de l’artiste

« Interroger le temps qui passe, qui nous rattache à notre humanité »

Comment est né ce projet artistique ?

Alain Fabreal : Mon idée de départ était de produire pendant quatre ans, le temps de la guerre, des séries de peintures de grand format dans lesquelles sont représentés les portraits des soldats, avant et après le combat, ainsi que les paysages de guerre. Je voulais aussi composer mon travail de diariste, que j’appelle Psychogrammes avec le Journal de guerre de Louis Barthas[1]. » En 2014, j’ai commencé à travailler sur la thématique de la guerre de 14-18. D’emblée, j’ai imaginé trois séries de tableaux, représentations symboliques de ce conflit dévastateur : Les soldats debout, Les Gueules cassées, Les No man’s land et Le journal de Louis Barthas, tonnelier. Au final, ma production avoisine une soixantaine de tableaux, toutes séries confondues, ainsi que 45 dessins sur le journal de guerre. Quatre séries pour quatre années de travail et d’exploration du territoire de la Première Guerre mondiale. 


En quoi cette terrible période vous a autant inspiré ?

A. F. : Cela représente une expérience intérieure de l’horreur par l’évocation de l’inhumanité de ce terrible conflit. Je voulais témoigner de manière explicite du destin funeste de ces millions de soldats. Des écorchés vifs, des gueules cassées, témoins dans leur chair de la modernité industrielle ou de ceux posant nonchalamment devant l’objectif du photographe comme devant le canon d’un fusil, soldats debout martiaux, fiers, héroïques, ou hagards. Évoquer aussi les panoramas ruinés des paysages de catastrophe, ces No man’s land dans lesquels les soldats furent ensevelis. 


Pourquoi cet intérêt de l'artiste pour 14-18 ?

A.F. : Mon travail est à la confluence entre art et histoire, de l’histoire à l’histoire de l’art. La guerre de 1914 m’intéresse parce qu’elle est à la charnière entre deux mondes et qu’elle représente une articulation entre passé et modernité. Mais plus encore parce que ces quatre ans de conflit posent aussi les fondations de notre monde contemporain. Celui que nous partageons aujourd’hui. Interroger le passé est pour moi le moyen de construire et de comprendre le présent.


Avez-vous créé ces œuvres à partir de votre inspiration ou avez-vous mené un travail d'historien ?

L’histoire commence donc à l’est, à la frontière entre deux pays, la France et l’Allemagne, là, sous les no man’s land, dans ces labours terribles est enterrée une partie de notre humanité. J’ai voulu poser un regard sur ce moment funeste. Cent ans après, ouvrir ces ténèbres de corps et de sang pour comprendre pourquoi le futur de notre Europe s’est bâti sur l’horreur. Qu’il s’agisse de l’histoire de l’art, de la grande histoire, ou de la petite histoire du quotidien, il s’agit toujours d’interroger le temps qui passe, qui nous rattache à notre condition humaine, à notre humanité. 

A. F. : Cette thématique me permettait d’interroger l’histoire de l’art, l’histoire de la peinture et, plus encore, celle des avant-gardes si nombreuses en 14-18. Pour cela, mon travail de peintre est à la confluence entre l’histoire et l’histoire de l’art. J’ai réalisé une recherche historique et iconographique autour de centaines de documents d’archives témoignant des moments les plus horribles, photos décrivant les opérations chirurgicales des gueules cassées, images des no man’s land, désolation et destruction des paysages et des villes éventrées. Mais aussi celles plus angoissantes, des retrouvailles ou des soldats qui posent tétanisés avant la bataille. À partir de ces matériaux objectifs, j’ai construit ma peinture, en faisant appel en permanence à ma culture de peintre convoquant les portraits de Zurbaran, de Velásquez, les horreurs de la guerre de Goya, les corps de Bacon, les fresques d’Otto Dix ou des écrits comme Les journaux de guerre de E. Jünger ou Le visage des hommes de MD. Colas et bien sûr le journal de Louis BARTHAS.

Si ces expositions témoignent de la guerre par l’expression d’une intériorité, elles attestent aussi de la même manière de mon attachement à la peinture comme un moyen capable de porter le message de l’horreur sublimée par l’art.



[1] Durant toute la guerre, le caporal Louis Barthas, originaire de Peyriac-Minervois, a consigné ses impressions et son vécu dans des carnets, rédigés sous le regard de ses camarades de combat. Rescapé du conflit, il entreprit, une fois rentré chez lui, de recopier soigneusement ces notes dans 19 cahiers d'écolier en les agrémentant de cartes postales et de photographies. Ces documents, toujours conservé par ses descendants, constituent donc un ensemble de 1732 pages manuscrites. Au-delà de leur valeur documentaire et du précieux témoignage fourni sur les horreurs de la guerre et les souffrances des combattants, il s'agit d'une véritable œuvre littéraire à portée universelle révélant un remarquable écrivain militant. Edités à de multiples reprises et en de nombreuses langues, les carnets originaux du tonnelier ont été intégralement numérisés par les Archives départementales de l'Aude.